Dans un nuage de poussière soulevée par les sabots de leurs chevaux, les quelque dizaines de cavaliers réunis sous le pâle soleil de mars se disputent âprement une carcasse de chèvre. Sur les
collines, tous les hommes des villages alentour, assis sur leurs talons, à l’orientale, suivent l’air appliqué le combat en grignotant des graines de courges ou de citrouilles. Les
voyageurs, juchés avec eux sur les collines ont plus de mal à comprendre le sens exact de cette mêlée auquel donne lieu le bouzkachi, ce jeu roi d’Asie centrale revenu en
grâce dans toute la région depuis la chute de l’Union Soviétique. Mais ils reconnaissent aisément le côté spectaculaire de ces cavalcades.
Sport national en Afghanistan, le jeu serait en fait originaire du Kazakhstan ou du Kirghizistan, et se pratique actuellement dans toutes les ex-républiques soviétiques turcophones d’Asie
centrale. La règle est simple : il s’agit de déposer la carcasse dans un cercle prédéfini à la craie.
Celui qui le premier s’empare de la bête doit la bloquer sous sa jambe, et tous les cavaliers le poursuivent pour lui arracher l’animal mort et parvenir au but. D’où les nombreux arrêts,
faux-départs, ou mêlées que viennent éclaircir de rares échappées, quelquefois concluantes. Le jeu, qui allie force et dextérité, peut être brutal. Il arrive que la bête que le cavalier doit
arracher à celui qui la tient calée sous sa jambe se trouve démembrée. Il arrive que même les plus adroits des joueurs de bouzkachi se trouvent soudain désarçonnés. Il arrive que
les chevaux, pourtant choisis pour leur force et leur endurance au terme d’un entraînement spécial, chutent.
Le vainqueur emporte le trophée promis par l’organisateur. En ce début de mois de mars, dans ce village du perdu du nord de l’Ouzbékistan que nous visitions, il s’agit d’un jeune chameau d’un an.
Plusieurs autres attendent sur un camion car les joutes se suivent à un rythme soutenu. L’homme qui a organisé l’événement est boucher de son état. Belle est pour lui l’occasion de montrer qu’il
est riche et puissant, car il faut être à l’aise pour pouvoir nourrir bêtes et cavaliers qui viennent des quatre coins du pays. Le jeu terminé, il n’en sera que plus respecté par la communauté.
Bien sûr, il n’y a pas une femme dans l’assistance. La seule que nous avons rencontrée ce jour-là est une vendeuse de graines de courges désireuse de ne pas manquer l’occasion de vendre ses
produits. Le bouzkachi est par excellence un sport viril. En Ouzbékistan, comme au Kirghizistan, au Kazakhstan, au Tadjikistan et au Turkménistan, ces ex-républiques soviétiques
musulmanes, anciennement peuplées de nomades, les femmes sont de plus en plus ouvertement reléguées à la maison et leur monde extérieur se réduit au marché.
Alors que l’Afghanistan a fait du bouzkachi un jeu de Roi dans les années 50, ce que raconte avec talent Joseph Kessel dans son roman Les Cavaliers, les dirigeants soviétiques ont eu, eux, peu de
compréhension pour cet exercice censé exprimer l’âme des nomades de l’Asie centrale. La légende, racontée par Carole Ferret dans la revue ethnographiques.org, voudrait que Nikita
Khrouchtchev, qui avait assisté effaré à un premier bouzkachi à Kaboul en 1956, décida de l’interdire après un nouveau tournoi à Tachkent, la capitale ouzbèke, en 1962 où il déclara : « Ce
jeu, c’est la troisième guerre mondiale ». En fait, il semble que le jeu n’ait jamais été interdit officiellement mais que les dirigeants locaux s’en abstenaient car son côté exaltation de
la puissance et du prestige de l’organisateur froissaient la morale communiste de l’époque. Après les indépendances des années 90, le bouzkachi est revenu au premier plan, surtout à l’occasion
des fêtes de printemps (Navrouz, en Ouzbékistan).
Hélène Despic