Témoin de la fin de la Yougoslavie

Yougoslavie - la fin

Hélène Despic-Popovic a couvert durant trente ans l'actualité de ce qu'était la Yougoslavie puis des États qui lui ont succédé pour l'Agence France presse et Libération. De la fin du régime communiste aux conflits de la décennie 1990, puis à la terrible transition économique du début du XXIe siècle : retour sur trois décennies d'éclatements et de mutations.

Gare de l'Est : Hélène Despic-Popovic, quand êtes-vous arrivée pour la première fois en Yougoslavie ?
Je suis arrivée en 1973, pour faire une thèse sur la rupture entre Tito et Staline et sur ses conséquences sur la question agricole. Il s'agissait de voir si ce divorce était pragmatique ou idéologique. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, Tito avait mené une accélération de la collectivisation de l'agriculture. Il voulait prouver l'orthodoxie du dogme communiste yougoslave. À l'époque, je ne parlais pas le serbo-croate, mais j'avais des liens avec la région. Mon père était officier dans l'armée royale yougoslave, il avait été fait prisonnier au tout début de la Seconde Guerre mondiale et était arrivé en France à la libération.

Gare de l'Est : Dans quel état trouvez-vous la Yougoslavie au début des années 1970 ?
La Fédération est en train de s'essouffler. La Yougoslavie s'était déjà beaucoup endettée, Tito tentait de combattre le chômage en envoyant l'excédent de population à l'étranger, notamment en Allemagne. À mon arrivée, l'inflation commençait à augmenter, on parlait à l'époque d'une inflation de 14%, ce qui paraissait déjà énorme. Cette hausse des prix permettait cependant aux gens qui avaient acheté des appartements dans les années 1960 de les rembourser pour une bouchée de pain.
Pour la génération de l'après-guerre, pour les jeunes, le travail se faisait rare. Les gens pouvaient être inscrits durant cinq, six ou sept ans au Bureau du travail avant de trouver un emploi. Les entreprises organisaient des concours pour recruter des travailleurs, mais en général, elles savaient déjà qui elles voulaient embaucher. Le mécontentement au sein de la jeunesse était énorme, et les différences criantes entre les enfants de la classe dirigeante et les autres.

Le début des années 1970 a aussi été marqué par une poussée nationaliste, en Serbie mais surtout en Croatie. Celle-ci a relancé les inquiétudes des minorités, par exemple des Serbes de Croatie, qui ont été nombreux à s'installer en Serbie. Sont également apparus à cette époque les premiers théoriciens du nationalisme, comme l'écrivain serbe Dobrica Ćosić. Le « modèle yougoslave » était en train de s'essouffler, la création de valeur ajoutée était trop faible et l'économie fragile.

Gare de l'Est : Quel était l'image de Tito au sein de la population ?
Le régime glorifiait le rôle du maréchal à l'étranger. C'était l'époque des non-alignés, les dirigeants d'Afrique et d'Asie venaient à Belgrade pour prendre des conseils. Mais le mouvement a été très affaibli par la guerre entre l'Iran et l'Irak, qui a débuté en septembre 1980, quelques mois après la mort de Tito, le 4 mai 1980. Les États non alignés n'ont jamais été capables d'avoir une position claire sur ce conflit. L'organisation a fait preuve à cette époque de la faiblesse de sa structuration et de la relativité de son importance géopolitique.
A la mort de Tito, j'étais encore enseignante de français dans une école et je me souviens de la tristesse immense qu'ont ressentie mes collègues. Tout le monde s'est instantanément mis à pleurer et un deuil de huit jours a été décrété. J'ai commencé à travailler à l'Agence France Presse à cette époque. Les cadres du parti, les simples citoyens jouaient à qui serait le plus « titiste », mais on a très vite senti que le régime était grippé, car personne n'était plus capable de résoudre les crises qui se succédaient. En 1981, la révolte des Albanais du Kosovo a pris tout le monde de court. Les dirigeants yougoslaves avaient beau dire que l'Angleterre vivait depuis des décennies avec des violences en Irlande du Nord et que le pays continuait de fonctionner, ces manifestations ont été un vrai choc.
Curieusement cette onde de choc n'a pas eu que des effets négatifs même si elle a provoqué une montée du nationalisme serbe. Elle a suscité dans l'opinion une demande d'informations, alors que jusque-là l'accès à l'info était verrouillé. Une nouvelle génération de journalistes s'est affirmée, de nombreux intellectuels ont exigé le droit de s'exprimer librement, certains ont même réclamé du pluripartisme et les associations se sont politisées et les comités de droits de l'homme ont poussé comme des champignons. Le régime s'est défendu en réprimant, mais certains procès comme celui de l'écrivain nationaliste Gojko Djogo, en 1982, des Six gauchistes de Belgrade, en 1984, ou des remuants étudiants slovènes de la revue Mladina, en 1988, l'ont ridiculiséé aux yeux du public. A l'instar de ce qui se passe dans l'est européen, l'opinion veut des changements.

Gare de l'Est : Les années 1980 marquent la dérive nationaliste des bureaucraties des républiques yougoslaves et le basculement dans la guerre.
La population voyait bien que le système ne marchait plus. Deux courants se dessinaient : fallait-il plus de fédéralisme ou plus de centralisation ? C'est un débat qui a traversé toute la décennie allant de la mort de Tito au début de la guerre. Schématiquement, les Slovènes et les Croates soutenaient le premier modèle, les Serbes et les Monténégrins le second. Les Macédoniens étaient silencieux et les Bosniaques pris entre deux feux. Cette lutte entre fédéralistes et centralisateurs a dressé les communautés les unes contre les autres et l'alignement ethnique fut la seule chose à rester une fois morte la légitimité communiste.
Je me souviens d'un événement qui soulignait que les barrières étaient déjà bien réelles entre les communautés. Durant tout la période où j'ai vécu en Yougoslavie, j'ai assisté à des procès pour des crimes de guerre commis durant la Seconde Guerre mondiale. Dès que l'on trouvait quelqu'un, même un petit exécutant, on le jugeait. Les gens prenaient 20 ans de prison dans les années 1970. Mais il s'agissait cette fois-ci du procès d'Andrija Artuković, le ministre de l'Intérieur de l'État indépendant de Croatie (NDH), allié à l'Allemagne nazie. L'homme s'était réfugié aux États-Unis, où il avait bénéficié de protections, avant que Washington n'autorise son extradition. En tant que jeune journaliste, j'avais beaucoup de mal à imaginer dans ce vieillard impotent le dirigeant sanguinaire qu'il avait été. Durant la guerre, il avait passé des lois anti-serbe, il avait organisé les déportations des Juifs et des Roms et créé des camps de concentrations sur le territoire de la NDH.
Je suis resté à Zagreb durant toute la durée du procès, il y avait des journalistes de toutes les républiques de Yougoslavie, des avocats, des représentants de diverses associations de vétérans et tout ce petit monde vivait en vase clos. Les avocats de la partie civile voulaient requalifier les charges qui pesaient contre Artuković en « génocide ». Ils essayaient de démontrer que la NDH était un État « génocidaire », et que l'ancien ministre de l'Intérieur avait « génocidé » les Serbes durant la Seconde Guerre mondiale. C'était la première fois que j'entendais ces accusations de « génocide » dans cette région. En prenant les critères sur lesquels on a qualifié Srebrenica de génocide, le massacre des Serbes, durant la Seconde Guerre mondiale, était aussi un génocide. Mais ce concept n'existait pas à l'époque dans la législation yougoslave.
Tout ce débat se déroulait alors qu'était en train de monter chez les Serbes la conscience d'avoir été les grands perdants de la Seconde Guerre mondiale. C'était bien entendu tout à fait irrationnel. Chez les Croates, beaucoup de gens se cachaient derrière la vieillesse du prévenu pour estimer que ce n'était pas la peine de le juger. Quand on lui posait des questions, Artuković se contentait d'ailleurs de répondre que les massacres qu'il avait commis étaient acceptables car « c'était la guerre ». J'ai compris à cette époque que les gens de la région concevaient la guerre comme un moment durant lequel il était possible de tuer des civils. Cela avait d'ailleurs été le cas durant les conflits balkaniques de 1912 et 1913, et durant la Première guerre mondiale. Les soldats Austro-hongrois pendaient des civils serbes dans tous les villages qu'ils prenaient. Les populations des Balkans ont beaucoup plus souffert durant les deux guerres mondiales que celles d'Europe occidentale. Andrija Artuković a été condamné à la prison à vie et il est mort quelques mois après son procès. Mais cet épisode aura annoncé beaucoup de déchirements.

Gare de l'Est : Le procès d'Artuković fait aujourd'hui écho aux condamnations du TPIY contre Ratko Mladić et les miliciens croates de Bosnie-Herzégovine, durant la guerre de 1992-1995.
Il est dans l'air du temps de répéter que la justice internationale sert à réconcilier les peuples, mais quand on voit les réactions des différents gouvernements de la région à ces jugements, on constate que cela met plutôt de l'huile sur le feu. Le nationalisme que j'avais ressenti à l'époque du procès Artuković est malheureusement toujours vivace. Ce constat doit nous permettre de remettre en question la façon dont on pense la justice : celle-ci est avant tout là pour juger les personnes ayant commis des crimes, pas pour écrire l'histoire. Nous n'avons pas eu besoin de Nuremberg pour prouver les millions de morts de la Seconde Guerre mondiale.

 

Gare de l'Est : Vous avez couvert toutes les guerres qui ont ensanglanté l'ancienne Yougoslavie. Quel événement vous a le plus marqué ?
Je crois que c'est ma visite à Srebrenica, en plein milieu de la guerre, à l'époque où l'enclave était totalement bouclée, en 1993. J'étais dans un convoi du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qui transportait de la nourriture. Nous avions attendu plusieurs jours avant de pouvoir passer et nous avons été accueillis par des centaines de gens qui voulaient tous raconter leur histoire. Tout le monde nous tirait par le bras, c'était des jeunes qui venaient des régions de l'Est de la Bosnie-Herzégovine et qui avaient trouvé refuge dans l'enclave. Nous sommes allés dans l'hôpital, totalement sous équipé. Les médecins manquaient de tout. J'ai vu des blessés se tordre de douleur sur leurs lits de camps, à moitié nus, filmés par un équipe de télévision. J'avais trouvé cette scène tellement indécente. J'ai passé beaucoup de temps dans l'Est de la Bosnie-Herzégovine durant la guerre, une région très difficile d'accès où les combats étaient très durs.
Je me rappelle aussi d'un milicien serbe que l'on surnommait le « roi du pont ». Il se plantait au milieu du pont de Zvornik, qui enjambe la Drina au-dessus de la frontière avec la Serbie, et il disait, « non, vous n'allez pas passer ». Il empêchait les journalistes de franchir la rivière, l'ONU, le HCR et il disait « ici c'est moi qui décide ». J'avais baptisé ce type le « roi du pont » et il parait que l'article que j'avais écris a été affiché dans toutes les popotes des Casques bleus français. Les soldats se sentaient en quelque sorte « vengés », quand ils lisaient ce portrait. Je me souviens aussi d'un papier très triste après la fin de la guerre, quand j'ai vu les Serbes de Sarajevo exhumer les cercueils de leurs morts avant de fuir.
Je revois (précision : aussi au plus fort de la guerre à Sarajevo) des images de cadavres à la morgue, et les visages de ceux qui venaient les identifier. Un jour, je m'étais mise à pleurer en observant le corps d'une enfant qui ressemblait terriblement à ma fille. Dans les conflits yougoslaves, les gens demandaient toujours la nationalité des cadavres avant de les pleurer. Et je n'ai jamais vu un Serbe s'apitoyer sur la dépouille d'un Albanais ou un Albanais sur celle d'un Serbe.

Gare de l'Est : En 1994, vous avez été expulsée de Belgrade.
Le régime de Slobodan Milošević n'appréciait guère ce qu'écrivaient les journalistes étrangers et les Serbes étaient très en colère contre les Français en raison de camaraderie supposée qui existait entre les deux armées depuis la Première Guerre mondiale. Ils s'estimaient injustement traités et attribuaient toute la responsabilité des attaques de la presse internationale aux journalistes présents sur place, qui devaient selon eux accueillir leurs confrères en leur débitant des boniments. Tous les journalistes travaillant pour la presse française se sont donc vus retirer leurs accréditations en 1994. Nos visas sont arrivés à échéances et nous avons été obligés de partir. Je suis rentrée à Paris et c'est à cette période que j'ai été embauchée par Libération (précision : pour qui je pigeais depuis quelques années déjà). Ce retour en France m'a permis de prendre un peu de distance avec le terrain et de me remettre psychologiquement. J'ai ensuite travaillé en Russie, en Ukraine ou en Géorgie.

Gare de l'Est : Vous êtes de nouveau expulsée de Belgrade en 1999 ?
C'est vrai, j'avais même oublié cet épisode. Je venais d'obtenir pour la première fois depuis mon expulsion une carte de correspondant de presse grâce à la nomination dans le gouvernement de Milosevic d'un ministre de l'opposition, l'écrivain Milan Komnenic. J'arrive donc à Belgrade avec un visa officiel. Mais les bombardements de l'Otan commencent dans la soirée et deux heures plus tard, deux hommes en manteau de cuir débarquent dans ma chambre à l'hôtel Moskva et me prient de les suivre au commissariat. C'est là que je suis rejointe par un journaliste belge et un américain et qu'on nous emmène en convoi dans un ciel illuminé par les éclats de bombes jusqu'à la frontière croate. A Zagreb je prendrai d'abord un véhicule de location pour Banja Luka, la partie de la Bosnie sous contrôle serbe, puis vers le Monténégro où le régime dirigé par le jeune Milo Djukanovic veut montrer sa différence avec Belgrade accueille généreusement la presse. C'est qu'arrivent les réfugiés du Kosovo avec leurs terribles histoires de villages brûlés et d'exactions de toutes sortes.

Gare de l'Est : Comment tourner la page de la guerre ?
On écrit sur autre chose. Mais même durant la guerre, il fallait parler de ces sociétés, à l'époque en bouleversement permanent. Pendant les conflits, tous ces pays se sont transformés, l'organisation communiste du travail a disparu pour laisser la place au libéralisme économique. La plupart des travailleurs qui appartenaient au système dit autogestionnaire, et qui étaient propriétaires de leurs entreprises, ont été totalement spoliés. Pendant la guerre, beaucoup de gens se sont enrichis. La société a changé, des universités privées ont été créées, il y a avait de nouvelles tendances musicales, de nouveaux artistes, etc.

Gare de l'Est : La guerre en Ukraine vous a-t-elle rappelée l'éclatement de la Yougoslavie ?
Il y a des choses similaires dans toutes les guerres, il y a toujours une déshumanisation de l'ennemi, nécessaire pour aller au combat, et qui fait que les gens acceptent de s'entretuer. On retrouve les mêmes méthodes de propagande, qu'il faut ingurgiter pour arrêter de pleurer un être humain. Je pense cependant que les sources du conflit yougoslave sont principalement internes, contrairement à celui en Ukraine où la Russie a joué un rôle prépondérant.
Dans les Balkans, beaucoup de gens aimeraient mettre la responsabilité des conflits des années 1990 sur les étrangers, pour se déculpabiliser et même déculpabiliser leurs anciens ennemis ! C'est peut-être une façon de se réconcilier, je ne sais pas. Ce qui est cependant encourageant, c'est que les gens circulent beaucoup entre les pays de l'ancienne Yougoslavie, notamment les jeunes. Les Slovènes ou les Croates vont faire la fête à Belgrade et les échanges commerciaux ont repris depuis longtemps. Je pense aujourd'hui que les gens veulent oublier ce passé douloureux et vivre normalement. Dans les années 1970, les bonnes familles yougoslaves envoyaient leurs enfants faire des études à l'étranger pour qu'ils trouvent sur place un avenir. Les choses ne sont pas différentes aujourd'hui.

Propos recueillis par Laurent Geslin

Cet article, dont nous reprenons des extraits, a été publié par la revue GARE DE L'EST  - tome 8 - premier semestre 2018